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Gironde

Région :
Nouvelle-Aquitaine
Département :
Gironde

Préfets :
Marcel Bodeman
(01/06/1937 - 1940) Préfet de Gironde
Léopold Chénaux de Leyritz
(25/06/1940 - 24/01/1944) Léopold Marie Frédéric Chéneaux de Leyritz, Préfet de Haute-Garonne et préfet régional de la région de Toulouse à partir de 1941 (Ariège, Gers, Haute-Garonne, Hautes-Pyrénées, Lot, Lot-et-Garonne, Tarn et Tarn-et-Garonne et les parties non occupées des Basses-Pyrénées, de la Gironde et des Landes (1896-1970)
François Pierre-Alype
(01/08/1940 - 1942) Marie François Jules Pierre dit Pierre-Alype, Préfet de Gironde et à partir d'août 1941, Préfet régional de la région de Bordeaux (Basses-Pyrénées, Gironde et Landes) (1886-1956) Directeur de cabinet : Olivier Reige
Maurice Sabatier
(01/05/1942 - 1944) Maurice Roch Antoine Sabatier, Préfet régional de la région de Bordeaux (Basses-Pyrénées, Gironde et Landes) (1897-1989)
Maurice Papon
(06/1942 - 05/1944) Secrétaire général de la préfecture de la Gironde et dirige le Service des questions juives. Il est condamné en 1998 pour complicité de crimes contre l'humanité (1910-2007)
André Sadon
(24/01/1944 - 06/02/1944) André Paul Sadon, Préfet régional de la région de Toulouse (Ariège, Gers, Haute-Garonne, Hautes-Pyrénées, Lot, Lot-et-Garonne, Tarn et Tarn-et-Garonne et les parties non occupées des Basses-Pyrénées, de la Gironde et des Landes (1891-1965)
Jean Cassou
(1944 - 1944) Commissaire régional de la République de la région de Toulouse (Ariège, Gers, Haute-Garonne, Hautes-Pyrénées, Lot, Lot-et-Garonne, Tarn et Tarn-et-Garonne et les parties non occupées des Basses-Pyrénées, de la Gironde et des Landes (1897-1981)
Pierre Berteaux
(1944 - 1946) Pierre Félix Berteaux, Commissaire régional de la République de la région de Toulouse (Ariège, Gers, Haute-Garonne, Hautes-Pyrénées, Lot, Lot-et-Garonne, Tarn et Tarn-et-Garonne et les parties non occupées des Basses-Pyrénées, de la Gironde et des Landes (1907-1986)
Léon Coursin
(Mai 1944 - 30/08/1944) Préfet de Gironde
Gaston Cusin
(30/08/1944 - 18/05/1945) Commissaire régional de la République à la Libération (Basses-Pyrénées, Gironde, Lot-et-Garonne et Landes) (1903-1993)
Désiré Jouany
(18/05/1945 - 11/03/1947) Préfet de Gironde
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(Mai 1945 - Juin 1945) Commissaire régional de la République à la Libération (Basses-Pyrénées, Gironde, Lot-et-Garonne et Landes) (1912-1990)

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Jean Carrive

Texte pour ecartement lateral

Sainte-Foy-la-Grande 33220 Gironde

Profession: Traducteur de Kafka
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Jean-Carrive
Jean et Charlotte Carrive
source photo : Arch. fam.
crédit photo : D.R.

Histoire

La vie de Jean et Charlotte Carrive à La Girarde

L'oeuvre de Kafka à Bordeaux ou La vie de Jean et Charlotte Carrive à La Girarde par Jutta Bechstein1 paru dans : Présence de l'Allemagne à Bordeaux du siècle de Montaigne à la veille de la Seconde Guerre mondiale. Sous la direction d'Alain Ruiz. - Bordeaux : Presses Universitaires de Bordeaux, 1997.

Dans le doux vallonnement de la Dordogne, entre Bordeaux et Sainte-Foy-la-Grande, non loin de la tour du grand humaniste Michel de Montaigne, se dresse  La Girarde,  propriété girondine entre prés, bosquets et vignes. Demeure principale de Jean et Charlotte Carrive, elle sera au centre de nos investigations puisqu'elle constitue, à elle seule,  un monument de la symbiose franco-allemande et tout particulièrement germano-juive, personnifiant de ce fait une étape culturelle à jamais disparue dont   témoigne la vie de Charlotte Carrive, dernière habitante de ces lieux.

Née à Breslau (aujourd'hui Wroclaw) en 1909, Charlotte Behrendt est issue de la bourgeoisie cultivée, ce fameux "Bildungsbürgertum" si déterminant pour la formation de l'identité nationale allemande2. Sa famille est d'origine juive,  convertie non seulement au protestantisme mais - comme la plupart de ses coreligionnaires en Allemagne - à la "Kulturreligion" qui fut à la base de leur  émancipation3. C'est le professeur de langue et littérature françaises, Victor Klemperer, qui en cite l'exemple le plus convaincant. Parlant de son propre père, rabbin de la célèbre paroisse juive réformée de Berlin, il résume ses prédications ainsi : "(son enseignement) se tenait dans les limites de l'humanisme et du classicisme allemands et était richement agrémenté de citations de Lessing et Kant, de Spinoza et Goethe"4.

La grand-mère de Charlotte était originaire de Cologne et mariée à un certain Stranz, descendant en deuxième génération de Juifs de Pologne. Fondateur du "Armenrecht", droit des pauvres, il était avocat à Berlin et correspondait avec l'avocat du capitaine  Dreyfus. C'est d'ailleurs Stranz qui tenait le monde berlinois au courant de cette affaire. Avec ses amis, médecins et juristes, presque tous "Geheimräte" (conseillers privés), il formait le "club du vendredi soir" pour remplacer le sabbat. Tous ces membres de l' élite berlinoise étaient très liés entre eux et leurs tombes au cimetière de Weißensee étaient gravées de vers de Goethe et de Schiller.

Mais c'est Moïse Hess (1812-1875), frère de l'arrière grand-mère de Charlotte ,  qui fut le plus célèbre. Considéré comme le premier communiste et sioniste allemand, il publiait  la Gazette Rhénane avec Karl Marx à Paris. Dédaigné par ce dernier comme un illuminé, Moïse Hess fut une personnalité particulièrement pure et attachante dont on ne peut qu'admirer la justesse des intuitions . Isaïah Berlin, dans ses Trois essais sur la condition juive, considère d'ailleurs qu'il s'est moins lourdement trompé que les fondateurs du socialisme "scientifique" et ce philosophe l'élève "au rang des prophètes authentiques de notre temps"5.   

Le père  de Charlotte, Fritz Behrendt, fut l'architecte de la ville de Breslau. Sa mère et sa tante font partie des premières femmes allemandes de formation universitaire. La famille baigne dans le classicisme allemand et dans la tradition de Moses Mendelssohn, philosophe et ami de Kant, et de Gotthold Ephraim Lessing , auteur notamment de Nathan le Sage qui constitue la pierreangulaire du dialogue entre les religions. Charlotte Behrendt fait des études de droit et, après un séjour plutôt décevant en France - sans véritable contact avec les jeunes Français - fonde un club pour étudiants étrangers à l'Université de Breslau. Très vite, elle y rencontre Jean Carrive, de Bordeaux,  qui - ayant  été découvert par André Breton à l'âge de 15 ans - a été envoyé "spirituellement"  par les surréalistes en Allemagne pour faire des recherches sur Kafka, alors totalement inconnu en France, et sur le romantisme allemand. Romantisme allemand entendu ici sous sa forme révolutionnaire et plus près de la Naturphilosophie d'un Schelling  que de cette forme édulcorée sous laquelle elle est perçue communément à l'étranger. Il ne faut pas oublier que Freud a été découvert  par les surréalistes puisque le père de la psychanalyse fut d'abord  en France un produit des milieux littéraires.

Avec la perspicacité qui lui est propre, Jean Carrive saisit tout de suite la situation en Allemagne. Et, quand Charlotte perd sa place comme auditeur de justice en 1933, il lui propose un séjour en France. C'est une invitation toute banale à un mariage sous la forme : "Allez-vous venir en rose ou en bleu ciel ?"  qui lui sauvera la vie. Les parents de Charlotte, qui émigreront en 1939 en Amérique Latine, sont dorénavant réconciliés avec ce jeune homme bizarre qui avait planté un couteau dans la table lors de sa première visite.

Charlotte Behrendt arrive à La Girarde en 1933.  Elle s'y sent d'emblée comme un poisson dans l'eau. Juive et protestante, c'est-à-dire appartenant à une minorité persécutée, elle retrouve le même esprit chez une autre minorité persécutée, les protestants réformés de France, à laquelle appartient la famille Carrive. Humour, ironie et finesse caractérisent ce monde cultivé. Charlotte retrouve même les albums tant aimés de son enfance,  ceux d'un certain Töpffer,  illustre prédécesseur suisse de la bande dessinée, dont le Festival de la Bande Dessinée d'Angoulême a fêté le deux-centième anniversaire de la naissance en janvier 19966. Charlotte adore son beau-père, professeur d'histoire au lycée de Bordeaux et disciple de Péguy. Ce n'est pas une émigrante qui arrive en France mais la future belle-fille, bien-aîmée et attendue de la maison. Ce qui lui évoque toujours l'histoire biblique de Ruth.

Jean et Charlotte se marient en 1934 et partent l'année suivante pour l'Allemagne où Jean avait obtenu un poste d'assistant auxiliaire à Göttingen. Une prolongation de son séjour prévu à Francfort n'est pas possible. C'est  Denis de Rougemont  qui prendra sa place. Au retour, cet intellectuel suisse, auteur  connu surtout pour son ouvrage L'Amour et l'Occident, publie Journal d'Allemagne, paru en 1938 et dans lequel on peut lire la phrase prophétique : "Chrétiens, descendez au catacombes!"7. Voilà un  livre que Jean Carrive aurait voulu écrire tant il se sent en communion d'esprit avec l'auteur, tout comme d'ailleurs avec  L'Ame romantique et le rêve d'Albert Béguin publié à la même époque (1939).

De retour en France, Jean et Charlotte Carrive commencent à traduire Kafka. Au Bagne, traduit plus tard par Jean  Starobinski sous le titre La Colonie pénitentiaire, est le premier texte qui sonne comme une prémonition de ce siècle. Travaillé en vue d'un concours de traduction, il n'obtiendra pas le premier prix qui ira à leur ami, le traducteur d'anglais Pierre Leyris . Au Bagne paraîtra dans les Cahiers du Sud en 19388. D'autres textes de Kafka suivront pendant la guerre. Charlotte traduit Rilke et, tout comme Jean, commence des études de lettres et littérature allemandes à l'Université de Bordeaux. Elle sera considérée comme  Alsacienne à son entrée dans la fonction publique après avoir passé brillamment l'agrégation d'allemand  en 1939 . Elle enseigne dans un lycée de Bordeaux jusqu'à son renvoi. "Vous êtes née sous deux mauvaises étoiles" lui dit sa directrice en guise d'adieu sans pour autant formuler des regrets pour son appartenance juive et allemande.

L'entre-deux-guerres est marquée par des contacts amicaux fructueux. A Bordeaux, Jean Carrive fréquente Pierre et Gaëtan Picon, Jacques Lesca, Jean Cayrol, Raymond Guérin, Robert Bordas, Daniel-Rops, écrivain catholique,  et Manuel Nunez de Arenas, un des fondateurs du parti communiste espagnol. Surréaliste dans l'âme, Jean figure parmi les signataires du manifeste communiste du surréalisme. Ne pouvant se passer de ses amis intellectuels, il séjournera plusieurs mois par an  à Paris auprès d'André Breton, Pierre Bertaux, Pierre Leyris et Pierre Klossowski, les trois  Pierre "géniaux" sortis de la même classe de "prépa" du lycée Janson-de-Sailly de Paris. Pierre Bertaux est un grand germaniste spécialiste d' Hölderlin. Pierre Leyris, nous l'avons dit, est traducteur d'anglais, et Pierre Klossowski est écrivain, traducteur, théologien et peintre. Curieusement l'Encyclopaedia Universalis ne fait aucune mention des travaux de traduction d'allemand et du latin de cet homme hors du commun. Pourtant, Pierre Klossowski fut le traducteur inspiré de Hölderlin, Kafka, Nietzsche, Rilke, Heidegger, Virgile et Suétone. C'est le grand ami de Jean qui fréquente aussi Balthus (Balthasar), frère cadet de Pierre Klossowski, considéré aujourd'hui comme le maître du réalisme magique9. Jean rencontre chez les deux frères Paul Eluard, Philippe Soupault, Gilbert-Lecomte, Mony de Bouilly, Georges Bataille, Jean Cayrol, Henri Jourdan, Denis de Rougemont, qui lui confie les épreuves de L'Amour et l'Occident,  Pierre Grappin, Madeleine Davy, membre du collège de sociologie sacrée,  et tant d'autres comme Brice Parain, considéré alors comme le plus puissant penseur de son temps.  Charlotte, à de rares exceptions près,  ne fait pas partie de ses rencontres. Un jour, cependant, elle rencontre Baladine Klossowski,  élève de Bonnard et mère de Pierre et Balthasar. Baladine est le dernier grand amour de Rainer Maria Rilke, dont témoigne une admirable correspondance :  Lettres françaises à Merline. Originaire de Breslau comme Charlotte (le père de Baladine, née Dorothée Spiro, était rabbin) les deux femmes ne pouvaient que s'entendre. A ce propos, il faut remarquer que Balthus a toujours aimé faire planer un doute sur son origine en laissant supposer qu'il était le fils de Rilke. Il est en réalité peu probable que Rilke fût son père puisque Madame Baladine Klossowski l'avait accueilli avec les mots suivants : "Monsieur Rilke, venez me voir, j'ai deux charmants garçons". Il est vrai que c'est par l'intermédiaire de Rilke qu'André Gide s'est occupé de l'éducation de Pierre et Balthasar et que c'était Rilke qui avait publié le premier album de Balthasar, âgé alors de 12 ans : Mitsou. Quarante images de Balthus. Préface de Rainer Maria Rilke.

Puis arrive la guerre et la clandestinité. Mais il y a aussi de l'espoir.  La secrétaire  de  mairie de Saint Quentin de Caplong délivre de faux papiers. La secrétaire du consulat allemand de Bordeaux, Marie Davion, apparemment d'origine huguenote, fait de même, et sauve la vie de nombreux Juifs allemands qui se présentent à elle, leur permettant ainsi de fuir à l'étranger. La Girarde s'anime. Baladine Klossowski arrive de Paris, la tante de Charlotte vient pour sa part de Breslau. "Pourquoi ne devrais-je pas parler allemand, Lottchen?" lui demande sans cesse la vieille dame. Elle ne comprend pas, non plus, que Jean et Charlotte la "séquestrent" au lit pendant toute une année dans leur appartement de Bordeaux, l'appellant par la même occasion "Gregor", à l'instar du héros de la Métamorphose de Kafka. Pourtant, cette ruse de Jean ainsi que la fuite vers La Girarde lui sauvera la vie. Dix à douze personnes vivent et travaillent en permanence dans la petite propriété, souvent dans la même pièce, le salon. Ils écoutent radio Moscou, radio Washington et Boston d'où vient une voix qu'ils appelleront "le faux Breton" : "Voilà, les nouvelles, bonnes et mauvaises ..." Plus tard, ils apprendront que c'était effectivement la voix de Breton qui se trouvait à Boston aux côtés de Denis de Rougemont. Charlotte Carrive se souvient très bien des discours de Thomas Mann, à la radio "Deutsche Hörer", grâce auxquels tous furent vite au courant des réalités des camps de concentration.

Le couple continue son travail de traduction des textes de Kafka. Jean publie traductions et commentaires dans les Cahiers du Sud et la revue L'Arbalète. Il compte parmi les meilleurs traducteurs et commentateurs de Kafka et, à la différence des autres surréalistes, met l'accent sur la signification spirituelle et religieuse des récits et non sur l'expression poétique des forces de l'inconscient, comme le remarque Maja Goth  dans son étude sur Franz Kafka et les Lettres françaises10. De 1938 à 1950 se succèdent : Un Médecin de campagne, suivi d'autres récits, notamment L'Epée, Les Recherches d'un chien, La Muraille de ChineParaboles, le premier chapitre du roman Amerika, intitulé Le Soutier, le récit Un petit bout de Femme11. En 1950, Jean présente, en collaboration avec Alexandre Vialatte, le volume intitulé La Muraille de Chine et autres récits12, seule et unique traduction de Jean Carrive disponible actuellement13.  Kafka est dorénavant connu en France, engouement réveillé par l'expérience de la guerre. David Rousset qualifie d'ailleurs son univers concentrationnaire de "kafkéen". C'est aussi au cours de ces années-là, vers 1946-47,  que Jean rencontre Marthe Robert dans un café à Paris et lui fait partager son amour pour Kafka. 

Jean et Charlotte Carrive se lancent  encore dans la traduction du texte autobio-graphique :  Ma Vie, de Thomas Platter (1499-1582),  illustre humaniste suisse disciple de Calvin et ami d'Erasme. Ce livre de l'ancien chevrier de la vallée de Zermatt, écolier vagant puis porte-parole de L'Institution de la religion chrétienne de Jean Calvin, était autrefois aussi célèbre que Robinson Crusoé. Il  avait paru pour la première fois en 1866 dans une traduction française dépassée, qui  méritait bien d'être entièrement revue.  Malheureusement, le manuscrit soumis à Gallimard par l'ami Pierre Leyris se perdra. Il faudra attendre longtemps pour redécouvrir cet ouvrage14. Une présentation de la dynastie des Platter par Emmanuel Le Roy  Ladurie, historien et professeur au Collège de  France, a paru en 199515.

Après la guerre, Charlotte devient professeur de langue et littérature allemandes à l'Université Bordeaux III,  métier qui la passionne. Fin connaisseur de la littérature allemande, notamment du classicisme, douée d'un talent théâtral indéniable doublé d'une vocation pédagogique, Charlotte Carrive est un professeur-né, adoré par ses étudiants. Dans son enseignement, elle essaie  d'appliquer les méthodes éducatives de la République de Weimar:  rattachement de la littérature à la vie, développement de la pensée critique et du jugement, participation des élèves sont ses principes fondamentaux d'éducation. Epreuve de compréhension, version spontanée, théâtre, ballades mimées, chants, font partie de son répertoire. Elle  fait écouter à ses étudiants La Flûte enchantée, Fidelio, les oratorios de Bach et bien d'autres trésors musicaux.  "Il faut aimer au moins une chose" est sa grande devise. Elle adore intéresser, passionner ses étudiants. Le succès est garanti et se retrouve dans la fidélité et l'engagement de plusieurs générations de germanistes. En 1968, quand les examens approchent après les grèves, elle instaure même une sorte d'université d'été à La Girarde où tout le monde est bien entendu logé. La suite des événements rend pourtant l'enseignement difficile. Ne se sentant plus en sécurité, Charlotte Carrive quitte l'Université en 1973, un an avant sa retraite.

Comment voit-elle maintenant sa vie ? Qu'est-ce qui était important ? Quelle oeuvre préférée gardera-t-elle de son mari, mort en 1963  ?  Il n'y a aucun doute pour elle. Ce sont les lettres adressées au pasteur de Sainte-Foy-la-Grande et rédigées dans l'esprit de Karl Barth. Ce dernier, célèbre théologien protestant suisse qui a dû quitter son enseignement à l'Université de Bonn en 1934,  était - comme Denis de Rougemont - un des adversaires les plus précoces et les plus déterminés d'Hitler. Jean et Charlotte  avaient d'abord traduit les pamphlets de Karl Barth puis  avaient commencé une traduction de sa Dogmatique, entreprise particulièrement difficile. D'autres s'en chargeront plus tard. La Dogmatique de Karl Barth est en effet accessible en langue française depuis les années 1970.

Que reste-il de Jean Carrive en dehors de quelques lettres et d'un petit commentaire d' une parabole de Kafka :  L'Epée16 ? Rien, semble-t-il. Nous citerons quelques extraits de ce dernier texte en guise de testament spirituel : "... Rappelons en effet que la pensée de Kafka est essentiellement 'centrée' sur l'oubli. L'homme de l'oubli est tellement délaissé que de s'éveiller un beau matin 'percé' d'une épée n'éveille rien en lui. Au contraire, il se rebelle et en appelle aux plus hautes instances qu'il connaisse en tant qu'homme moderne : son Droit, sa Raison, le Respect qui est dû à sa Vie. Et pourtant, nous avons tous, de naissance, ce 'nombril spirituel' à la nuque. Il est comme la marque des temps où  nous faisions partie du groupe du second texte. Dans cette fente imperceptible vient se ficher une épée, relique désuète et sainte en forme de croix, et nous restons aveugles et sourds à cet appel de la Loi ! Ce sont pourtant d'authentiques Chevaliers de la Foi (d'anciens Croisés) qui viennent nous le signifier (...). Mais bien que ce soit son épée personnelle , l'homme ainsi interpellé par la Loi ne comprend pas, tellement tout cela est inactuel, oublié, perdu dans la nuit des temps (...). la Loi n'est qu'oubli, elle est l'Oubli même. Pourtant le corps est toujours prêt pour l'Epée, mais la Loi est si vieille, de tels déserts nous en séparent que, épuisés, ses Messagers n'ont plus la force de nous percer le coeur. Car cette épée est l'Epée de la Grâce ..."

Le 21 janvier 1963, l'ami fidèle, Pierre Klossowki, prononce l'oraison funèbre suivante sur la tombe de Jean Carrive : " ... Toute votre vie si intense, si rapide et si allègrement dépensée dans la solidarité des souffrances, mais aussi dans une franche aspiration à la beauté de la vie (...), votre certitude de retrouver et de maintenir la spendeur des mondes disparus comme autant de raisons d'être pour l'homme aujourd'hui, voilà bien ce qui fait de vous une digne et singulière figure de la race Humaniste du Libre Examen, cette secrète nation qui, par-delà la Révocation de l'Edit de Nantes, a marqué et approfondi la conscience française en l'enrichissant de cette rare propension à une incessante interrogation de soi-même, la douant aussi d'une curiosité jamais satisfaite à l'égard de tout ce qui doit décider de nos destins...".

Il est difficile de conclure après des paroles aussi subtiles. Regrettons seulement qu'aucune trace accessible au grand public ne reste de la riche correspondance ni d'un des commentaires si savants de Jean Carrive.

La Girarde s'est-elle transformée en musée ? Ce serait peu compter avec Charlotte Carrive qui anime toujours ce lieu de sa généreuse et chaleureuse personnalité. Elle y reçoit nièces, neveux et enfants d'amis venant des quatre coins du monde: Berlin, Buenos-Aires, Sidney, Lima ... Dimanches, fêtes et vacances sont peuplés d'anciens élèves et étudiants, eux-mêmes déjà  parents ou grand-parents. Poste et télécommu-nications fonctionnent bien dans ce petit monde où le nouveau téléphone portable fait des merveilles. Charlotte reste au courant des débats intellectuels en France et en Allemagne. Sa nature foncièrement éthique la mène inexorablement aux questions essentielles. Chaque situation, chaque être est jugé à cette aune. Personne n'y échappe.  Est-ce l'héritage de ce que d'autres, plus célèbres, tels que Hannah Arendt, Sigmund Freud ou le cardinal Lustiger ont appelé une "éducation juive" tout en affirmant que leurs parents n'étaient pas croyants ?17 Quelle est donc cette fidélité si ce n'est pas un sens aigu des valeurs morales ? Et puis, sa rigueur  ne vient-elle pas de son éducation protestante et de la fidélité aux valeurs intellectuelles de son mari ?

En dehors de ces valeurs, son coeur, quoique très ferme, reste grand ouvert. La famille d'un chercheur bolivien a trouvé un toit à La Girarde pendant de longues années de difficultés matérielles. Leur discrète présence témoigne de l'esprit de famille qui règne dans ces lieux. Charlotte apporte la même attention attendrie à son chien aveugle, à ses chats et à ses canards qu'à ses livres,  souvenirs et bibelots qui s'empilent dans toute la maison. Nouvelles et anciennes parutions sont dispersées dans le couloir. Les tables et étagères témoignent de la soif de savoir à jamais inassouvie de la propriétaire. Les photos de "ses" trois Prix Nobel accueillent les visiteurs : Isaac B. Singer, Samuel Josef Agnon et  Elias Canetti (qu'elle a non seulement "découverts" , mais aussi rencontrés personnellement), encadrés par Hannah Arendt en jeune femme et par Moses Mendelssohn . Charlotte Carrive aime montrer les différentes chambres de la maison : celle de Baladine Klossowski, avec des dessins de cette dernière, celle d'Elias Canetti, qui a passé une nuit à La Girarde vers 1972. Mais c'est la bibliothèque contenant quelques 3 à 4000 livres (dont une première édition des oeuvres complètes de Rousseau) qui constitue la pièce maîtresse, le sanctuaire de la maison. Dessins et croquis de Balthus et Baladine, oeuvres littéraires et artistiques de Pierre Klossowski,  photos de Jean en compagnie d'autres surréalistes ornent les étagères. De la fenêtre, le regard plonge sur la campagne ondulée et le vieux jardin agrémenté de buis, lauriers roses, pivoines et magnolias. Quelle main secrète entretient ce délicieux fouillis organisé? Quelle bonne âme vient tous les jours apporter son aide à la propriétaire si accueillante ? Une chose est certaine : Charlotte, comme son auteur préféré Theodor Fontane, chantre d'une Prusse idéalisée du siècle dernier, pense que les trésors d'âme se retrouvent surtout chez les vieux domestiques.

Comment se situe-t-elle maintenant ? Quelle est son identité ? "Je suis une fille de Breslau" dit-elle "mais je suis Française depuis plus de soixante ans, puis j'ai été  résistante". Elle n'aime pas du tout l'expression "Deutsche Jüdin", "juive allemande", si utilisée en Allemagne. En effet, que signifie cette expression? Qu'est-ce qui est  exclu par là ? "J'appartiens à une minorité qui n'existera bientôt plus" constate-t-elle. En effet, elle fait partie des plus fins représentants de la culture et notamment de l'humanisme allemand. Nous avons déjà mentionné les travaux de Georges Mosse et autres auteurs qui insistent sur l'assimilation des Juifs d'Allemagne par la culture. "Il semble", dit notamment Aleida Assmann dans sa préface à l'ouvrage de Georges Mosse, "que les Juifs furent vraiment les derniers garants d'une certaine idée de la culture allemande". Ils avaient en effet intériorisé le projet humaniste du classicisme allemand :

("Faire une nation de vous, ô Allemands, vous l'espérez en vain ; )
D'autant plus librement alors - vous le pouvez - faites de vous des hommes ! " (Goethe)

Et ils ont poursuivi ce projet quand les élites allemandes l'avaient déjà abandonné.

Charlotte Carrive épouse volontiers les thèses de l'historien allemand Christian von Krockow qui interprète l'holocauste comme un acte de Caïn. Dans son ouvrage,  Les Allemands du XXe siècle  (1890-1990). Histoire d'une identité, il note :  "... Il demeure un problème politique et social fondamental qui était loin de ne concerner que les Juifs. Outre l'unité de la nation, le thème central du mouvement bourgeois, thème qui atteignit son apogée et son tournant lors de la révolution de 1848, se ramenait à ceci : sortir de l'immaturité, se dégager de la tutelle de l'Etat autoritaire (...) . L'échec de l'émancipation de la bourgeoisie provoque la mutation et la restauration d'une conception de soi (...). Il en résulte la trahison et la haine de soi-même, converties en un idéalisme du sacrifice de soi, lequel transfigure la mort (...). En assassinant son frère, Caïn se condamne lui-même (...). Ce crime est le meurtre de l'autre Soi, de son propre frère justement, dans lequel se condense en un symbole la possibilité que l'on a trahie et reniée"18.

Comment comprendre  - sinon avec humilité et gratitude - que Charlotte pousse le sentiment d'appartenance jusqu'à l'acceptation de porter la responsabilité de la faute. Elle en est sûre : le philosophe allemand Fichte n'a pas voulu exprimer dans ses fameux  Discours à la nation allemande que les Allemands étaient meilleurs que tous les autres peuples19. Non, il a voulu dire qu'ils devaient être meilleurs humanistes que les autres. L'aïeul de Charlotte, Moïse Hess, n'a-t-il pas, à un moment de sa vie,  souhaité le même destin aux Juifs ?  A-t-on jamais fini de sonder les affinités profondes entre culture allemande et messianisme juif ?20  Mais Charlotte Carrive a sa façon personnelle d'exprimer l'indicible. Retrouvant récemment un texte de son vieux et cher Fontane, extrait des promenades dans la Marche de Brandebourg, récit relatant l'histoire d'un maire de village qui avait construit un mausolée pour un enfant dans son jardin, Charlotte a décidé d'ériger dans sa propriété un monument aux enfants de Theresienstadt21. Que Dieu bénisse cette terre !

Avec l'aimable autorisation de reproduction de l'auteur, Jutta Bechstein.

Jutta Bechstein

15/11/2012

asso 7777

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Paul Joseph dit Joseph Bourson Arrêté comme otage et fusillé le 11 juin 1944 à Mussidan (Dordogne), Blog 2 pages, réalisation 2011
Auteur : Alain LAPLACE
Article rédigé à l'occasion de mes recherches généalogiques, puis la mise en ligne d'un blog (http://majoresorum.eklablog.com)dédié à la famille BOURSON qui a été expulsée en 1940 du village de Vigy (Moselle) et réfugiée à Mussidan (Dordogne) et les villages alentours où elle a vécu toute la durée de la guerre. Plusieurs personnes natives de Vigy faisaient partie des 52 otages fusillés le 11 juin 1944.


Liens externes [Ajouter un lien vers un article d'intérêt ou un site internet]
1 Comité national français en hommage à Aristides de Sousa Mendes
2 Connus ou inconnus mais Justes (C’est dans le sillon creusé par Aristides de Sousa Mendès, Madeleine Barot, Charles Altorffer, Marc Boegner, Henry Dupuy, Raoul Laporterie… que s'ancre le souvenir de tous ces Justes que la modestie pourrait renvoyer à l’oubli et à l’indifférence. Ce livret du Crif Sud-Ouest Aquitaine, écrit et coordonné par Hellen Kaufmann, présidente de l'AJPN, rend hommage à chacun des 225 Justes récompensés à ce jour en Aquitaine. La moindre des choses était de leur permettre de dire et de déposer leur histoire, pour que l’avenir ne les oublie plus jamais, ni eux ni les anonymes qui ont aidé au sauvetage de Juifs. )
3 Victime en représailles à Mussidan
4 Souvenir Français Loudun - GABORIAUD Alphonse (Site du Souvenir Français - Comité de Loudun Page GABORIAUD Alphonse )
5 Souvenir Français Loudun - ROWEK Albert (Souvenir Français Comité de Loudun - Page ROWEK Albert )
6 Les neufs jours de Sousa Mendes - Os nove dias de Sousa Mendes (Documentaires de Mélanie Pelletier, 2012.
Avec António de Moncada de Sousa Mendes, Andrée Lotey, Elvira Limão, Hellen Kaufmann, Manuel Dias Vaz, Irene Flunser Pimentel, Esther Mucznik, José Caré júnior, Marie-Rose Faure, Maria Barroso… et António de Oliveira Salazar, Charles de Gaulle, le Maréchal Philippe Pétain, et le rabin Haïm Kruger. )
7 Les vignerons font de la résistance (Blog de Philippe Poisson - Les vendanges de l'automne 1939 débutent en même temps que la guerre. Dans toutes les régions viticoles, on s'organise pour cacher les bonnes bouteilles et vendre la piquette à l'occupant. )
8 De l'autre côté des nuages
9 Marsac 23210 La population remerciée (Article du Journal La Montagne du 04/07/2021: la population est remerciée pour avoir protégé des familles juives. Trois familles ont été honorées. )

Notes

- 1 - Bibliothécaire du Goethe-Institut de Bordeaux depuis 1972.
- 2 - Assmann, Aleida : Construction de la mémoire nationale. Une brève histoire de l'idée de Bildung. (Titre allemand : Arbeit am nationalen Gedächtnis. Eine kurze Geschichte der deutschen Bildungsidee). - Paris : Editions de la Maison des Sciences de l'Homme, 1994.
- 3 - Mosse, George L.: Jüdische Intellektuelle in Deutschland. Zwischen Relgion und Nationalismus. - Frankfurt/Main: Campus, 1992. (Titre original : German jews beyond judaism)
- 4 - Klemperer, Victor : Curriculum vitae : Jugend um 1900. - Berlin: Siedler, 1989.
- 5 - Berlin, Isaïah : Trois essais sur la condition juive. - Paris: Calman-Lévy, 1973.
- 6 - C., Ph.-J.: "Töpffer, le charme d'un pionnier : Aquarelliste contrarié, mais critique d'art avisé, l'illustrateur genevois, disparu voilà cent cinquante ans, inventa la grammaire de l'"estampe en images", Le Monde des Livres du 19 janvier 1996.
- 7 - Altwegg, Jürg: "Abschied vom Fegefeuer : Früher Wegweiser für Europa : Denis de Rougemont". Aus: Frankfurter Allgemeine Zeitung, 10/1/1996.
- 8 - Les Cahiers du Sud, décembre 1938.
- 9 - Boehm, Gero von : "Der letzte Verführer: Über den Maler Balthus, den Altmeister des magischen Realismus". In : Der Spiegel 1995/48,  27. November 1995.
- 10 - Goth, Maja : Franz Kafka et les Lettres françaises (1928-1955). - Paris: Librairie José Corti, 1956.
- 11 -
Les Cahiers du Sud, février 1938 ; Impr. de 2 artisans, Paris, 1939. Extrait de Giration, juillet 1939 ; L'Arbalète, N° 7, Lyon, été 1943 ; Ed. P. Seghers, Villeneuve-lès-Avignon, 1944 ; L'Arbalète, N° 10, Lyon, printemps 1945 ; Les Cahiers du Sud, mars-avril 1945 ; Le Cheval de Troie, N° 6, 1948.
- 12 -
Gallimard, 1950, Coll. "Du monde entier".
- 13 - Gallimard, 1975, Coll. "Folio ; 654".
- 14 - C.Ph.-J.: "Mémoires d'un premier de ligne : 'Ma Vie' de Thomas Platter, traduit du vieil haut-valaisien". In:  Le Monde, 15 avril 1995.
- 15 - Le Roy Ladurie, Emmanuel : Le Siècle des Platter 1499-1628. - Paris: Fayard. Tome 1 : Le mendiant et le professeur. - 1995.
- 16 -
Impr. de 2 artisans, Paris, 1939. Extrait de Giration, juillet 1939.
- 17 - Lustiger, Jean-Marie : Le Choix de Dieu. Entretiens avec Jean-Louis Missika et Dominique Wolton. - Paris: Ed. de Fallois, 1989.
- 18 - Krockow, Christian von : Les Allemands du XXe siècle (1890-1990). Histoire d'une identité. (Titre original : Die Deutschen in ihrem Jahrhundert). Traduit de l'allemand.  Paris: Hachette, 1990.
- 19 - Fichte, Johann Gottlieb : Discours à la Nation allemande. (Titre allemand : Reden an die deutsche Nation). - Paris: Aubier Montaigne, 1975.
- 20 - Cohen, Hermann : "Germanité et judéité" (Titre original : Deutschtum und Judentum), Pardès, n°5, 1987, p. 13-48.
- 21 - Camp de concentration de Theresienstadt, Terezin, ville tchèque.

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